Séance de clôture / Maya Deren – Chorégraphies de l’inconscient
Réalisatrice américaine née à Kiev, Maya Deren (née Eleanora Derenkovskaïa ; 1917 – 1961) a, en une poignée de courts métrages, marqué durablement le cinéma d’avant-garde — et le cinéma tout court.
Forme chorégraphiée, pratique innovante du montage, référence à la psychanalyse : elle a su s’affranchir des limites d’espace et de temps pour proposer une représentation de l’inconscient à l’écran.
Plongée surréaliste dans l’œuvre d’une figure tutélaire du cinéma expérimental.
Meditation on Violence est une sorte de cure d’ascète pour les fans de films d’arts martiaux, où l’étude sensible du mouvement se substitue au spectacle de la violence. Le danseur et acteur sino-américain Chao-Li Chi performe une panoplie de mouvements et gestes des rituels du Wu-tang devant un décor nu, dans une succession de démonstrations en apparence dénuées de structure. La brutalité laisse peu à peu place à la grâce. Les mouvements filmés au ralenti, dans un dispositif explicitement sobre et baignés d’une lumière crue semblent se muer en une chorégraphie fluide et hypnotique, où le geste de combat se trouve comme chargé d’une étrange puissance poétique une fois passé par l’œil de la caméra de Maya Deren.
Film inachevé recomposé quelques années après la disparition de la cinéaste, Witch’s Cradle marque la collaboration cinématographique entre Maya Deren et l’énergumène de l’art moderne Marcel Duchamp, qui apparaît brièvement à l’image. Tourné en 1943 dans la galerie Guggenheim qui abritait alors l’exposition surréaliste Art of this Century, le film semble reprendre la structure d’une œuvre marquante de Duchamp, Sixteen Miles of String, sorte d’immense enchevêtrement de cordes qui forment une toile dense qui vampirise l’espace d’une pièce close. Impossible donc de tirer ce fil pour démêler ou comprendre quoi que ce soit, mais la structure emmêlée qu’il forme laisse apparaître une multitude de motifs plus ou moins hasardeux, à l’image de ceux que Maya Deren tisse dans la répétition et l’assemblage d’images qui convoquent à la fois un imaginaire occulte de la sorcellerie de bazar et des objets d’art moderne qui aboutissent à une sorte d’étrange rituel de folk horror urbain enivrant.
Ritual in Transfigured Time illustre parfaitement cette obsession de Maya Deren pour la transformation de n’importe quel élément, aussi futile et banal soit-il, en objet d’une potentielle chorégraphie. La cinéaste voit de la danse même dans ce qui en semble le plus éloigné. Ici, dans un décor de foyer américain tout droit sortie d’un tableau d’Edward Hopper, les gestes mécaniques d’une femme se muent en une série de mouvements qui, dans leur enchainement et leur répétition mécanique, finissent par former ce qui s’apparente peu à peu à une chorégraphie. C’est à partir de là que se déploie le récit en mouvements d’une émancipation par la danse à travers une succession de tableaux d’une incroyable richesse visuelle. Ces derniers nous parlent des normes sociales et des rituels rigides que la danse, aussi discrète soit-elle dans le plus petit des gestes, peut subvertir et sublimer.
Le temps de The Very Eye of Night, l’écran devient le réceptacle d’un étrange rêve fiévreux qui nous plonge dans un espace entre le jour et la nuit, entre l’éveil et le sommeil, un espace que la salle de cinéma incarne assez parfaitement. Sur cet écran, un ballet cosmique voit défiler des corps de danseurs en négatif, dont les mouvements sont redoublés par le déplacement artificiel de leur image sur un fond étoilé constant. Un trucage simpliste et rendu visible qui relie Maya Deren aux premiers illusionnistes du cinéma (de Méliès à Segundo de Chomón) et confère au film son indicible étrangeté.
Pierre angulaire du cinéma d’avant-garde américain et sans doute le film le plus célèbre de l’œuvre de Maya Deren (son premier soit dit en passant), Meshes of the Afternoon est programmatique de tout un pan du cinéma expérimental de la deuxième moitié du 20ème siècle. Co-réalisé avec son mari Alexandr Hackenschmied, le film est une sorte de collage débridé et débarrassé de toute narration « classique » qui déroule à l’infini une série d’images poétiques, douces, brutales et envoûtantes qui empruntent à Salvador Dali et Jean Cocteau leur esthétique de l’image étrange. Ce film-rêve infusera tout le cinéma de David Lynch et même une partie des séries B américaines fauchées des décennies suivantes. Stan Brakhage, autre grand nom du cinéma expérimental états-unien dira de Maya Deren : « Elle est notre mère à tous. »
Une femme se réveille seule sur la plage, comme échouée. Par un subtil jeu de montage, le film fait naviguer ce personnage incarné par Maya Deren elle-même entre deux réalités. La structure du rêve adoptée par le récit mène à une succession de dédoublements qui semble replier le temps et l’espace sur lui-même. Sans être débarrassé totalement de son esprit littéraire qui fait lorgner du côté de la métaphore et du symbole parfois suranné (la partie d’échecs, pour ne citer que cet exemple), ce troisième film de Maya Deren confirme malgré tout cette volonté de trouver un langage qui serait proprement cinématographique, où la narration se trouve diluée dans un flot de rêveries visuelles qui plonge le spectateur dans un état second, une sorte d’hypnose par le cinéma, un rêve les yeux grands ouverts.
En extrayant le danseur chorégraphe Talley Beatty du cadre clos de la scène et du théâtre, Maya Deren filme le déploiement d’un corps dans un espace-temps réinventé par la rencontre entre la danse et sa captation cinématographique.